(Article original publié en premier sur le blog de Big Bang Science)
S’il y a un truc qui m’énerve avec les musées, c’est leur côté Renaissance-supérieur-et-condescendant, malgré tous leurs efforts pour être modernes et interactifs.
Pour moi, aujourd’hui encore :
Je reviendrai sur tout cela à la fin de cet article. D’abord, je voudrais partager ma vision de l’expérience parfaite pour un visiteur de musée. C’est une expérience à la fois numérique et physique. Elle commence bien avant que je ne mette les pieds dans le bâtiment et, potentiellement, ne se termine jamais. Elle me raconte des histoires. Elle fait des liens entre les choses. Elle connecte les gens les uns aux autres. Elle fournit différentes couches de savoir. En résumé : je m’éclate.
Mon expérience débute bien avant mon arrivée dans le bâtiment. On peut imaginer toutes sortes de scénarios pour capter mon attention, par exemple :
Mais là où je voudrais vraiment que mon voyage commence, c’est avec une recherche sur le web. Je suis si curieux et intéressé par tout, que je passe des heures à farfouiller l'Internet mondial, pour trouver des réponses à mes questions. Pourquoi aucun contenu de référence publié par un musée ne remonte jamais dans les résultats de recherche ? Jamais jamais ! Pas de visite guidée sur YouTube. Pas d’analyse approfondie sur le sujet qui m’intéresse sur un blog ou un site web. Même pas une pub pour une exposition sur le thème. Sérieusement, si les musées n’arrivent pas à capter mon attention, qui vont-ils toucher ??
Accessoirement, déterminer si tel ou tel contenu trouvé sur le web est fiable constitue toujours un sacré défi. Or les gens font confiance aux musées [0]. Partager leurs contenus sur le web créerait une situation gagnant-gagnant : les musées obtiennent mon attention, et moi, je reçois du contenu fiable.
Alors, pour le plaisir de la discussion, imaginons que mon parcours débute sur le web, qui est l’environnement parfait pour feuilleter, pour lier entre eux des contenus et des médias, pour permettre plusieurs niveaux de lecture (via, par exemple un glossaire contextuel, des liens pour en savoir plus, des publications universitaires pour approfondir, etc.) Le contenu proposé est si intéressant que je décide de me rendre au musée. Je cherche les informations pratiques sur la page d’accueil (car, c’est bien là qu’on les trouve, n’est-ce pas ?) Et hop, je finis par me pointer.
Sur place, l’expérience est encore meilleure qu’en ligne : je peux effectivement toucher les choses de mes mains. Ici aussi, l’information est présentée en couches hiérarchisées (mes fameux niveaux de lecture), mais dans une version encore améliorée, impliquant tous mes sens. Je peux toucher l’objet de mes mains (ou, s’il est fragile, une reproduction de l’objet), tandis que ma vue et mon ouïe sont plongées dans une réalité augmentée, me permettant de le voir dans son contexte historique.
Admettons que l’objet exposé soit un sextant, pouvez-vous seulement imaginer combien d’histoires il y a à raconter plutôt que de se contenter de la bonne vieille fiche qui indique solennellement « Sextant de Troughton, environ 1790, ne pas toucher »…
Dans mon musée parfait, je joue avec l’objet, fouille dans son passé, explore le contexte de sa création, je comprends les problèmes qu’il a résolus ; je pense aux gens qui l’ont rendu possible et à ceux qui en avaient besoin. Petit à petit, je comprends comment il a changé le monde…
Mais je peux aussi m’immerger dans son présent et son futur (maintenant qu’on n’utilise plus de sextants, comment connaît-on sa latitude ? Cela permet de raconter des histoires époustouflantes, vous ne trouvez pas ? Et quid du futur ? De nouveaux sextants pourraient-ils être utilisés par les premiers explorateurs humains de Mars par exemple ?) Ah, et tiens, supposons que je veuille commander un sextant-jouet pour ma nièce, est-ce possible à la boutique du musée ? Puis-je le commander maintenant, histoire de ne pas avoir à faire la queue pour l’emballage cadeau en sortant ?
Bien sûr, le sextant n’est pas la seule attraction. Je suis guidé à travers l(es) exposition(s) ; mon smartphone ou ma montre intelligente m’indiquant en temps réel ce que je peux faire ensuite, en fonction du contexte et de mes goûts. Je peux soit explorer un peu plus profondément ce que je suis en train d’expérimenter maintenant ou passer à l’objet suivant sur la liste. Je peux indiquer en temps réel si j’aime ou non ce que je suis en train de faire. Cela fournit au musée le matériel nécessaire pour me faire des recommandations personnalisées pour le reste de la visite (« les personnes qui aiment ceci aiment aussi cela, c’est au 4e étage, vous n’y auriez sans doute pas songé, mais vous allez adorer ! » ou « vous avez détesté ceci ? Pourquoi n’essayez-vous pas cela ? » ou « vous avez besoin d’une pause, pas vrai ? Il y a x tables de libres au café de cet étage en ce moment, tournez simplement à gauche ».)
Puisqu’il y de place en ce moment, essayons le café [1]... Dans mon musée parfait, il n’y a aucune trace des habituels panneaux condescendants exigeant que je surveille mes horribles gosses et leurs miettes dégoûtantes. Au lieu de cela, on trouve juste un endroit sympathique permettant de recharger ses batteries et où les enfants peuvent customiser leurs glaces (et les manger où ils veulent !)
Si je trouve des aliments et des boissons en lien avec l’expo, c’est un super bonus.
Un autre bonus qui me semblerait drôlement sympa, serait de pouvoir échanger et partager avec les personnes qui s'intéressent aux mêmes choses que moi. Sur le web, cela pourrait prendre la forme d'un forum organisé par sujets. Mais peut-être que la personne avec qui je voudrais discuter se trouve juste là, assise tout près de moi au café. Pas besoin de forum dans ce cas. Pour autant que nous ayons tous les deux donné notre consentement explicite, l'app pourrait nous informer de cette proximité : « Une personne qui a aussi aimé ceci et cela est assise à la table voisine. Ne soyez pas timide, dites-lui bonjour ! »
Retour à mon expo parfaite. Ai-je déjà mentionné qu’on n’y voit pas un seul poster ennuyeux ? Vous savez, ceux qui sont couverts de petites lettres qui donnent envie de mourir (et en général uniquement disponibles dans la langue locale) ?
Bien sûr, on ne trouve pas non plus ces bornes soi-disant interactives à écran tactile qui ne fonctionnent jamais comme on s’attend ; manifestement optimisées pour des démonstrations plutôt que pour être utilisées par de vrais gens, avec leurs animations et leurs transitions interminables ?
Tous ces outils de communication d’un autre âge ont été remplacés par un dispositif personnel (ma propre montre/téléphone/tablette ou un terminal intelligent fourni par le musée). On peut y connecter plusieurs écouteurs sans fil, histoire que toute la famille puisse partager la même expérience si elle le souhaite.
Via des technologies de géolocalisation intra-muros, le dispositif permet au prochain objet de l’exposition de se signaler à moi, et commencer à raconter son histoire, m’offrant un voyage dans l’espace et le temps si je suis intéressé. L’appareil me permet de poser des questions, qui trouveront leur réponse dans une FAQ si elles sont faciles, voire carrément dans une conversation par vidéo-messagerie instantanée avec un expert si le musée a les moyens de répondre à mon insatiable soif d’informations. Un médiateur pourrait même se manifester en personne à ce stade ; là, mon expérience offline vaut carrément le déplacement !
Le smart-dispositif n’aide pas seulement avec le contenu culturel, bien sûr. Il signale les toilettes les plus proches, le temps d’attente des différentes files, où et quand attraper le prochain bus, ou comment retrouver sa voiture dans le parking.
L’expérience était vraiment super cool.
À peine arrivé chez moi, je suis déjà en manque… Je me connecte au site (ou à l’app) du musée : je visualise mon itinéraire dans le bâtiment, je peux le comparer avec la balade d’autres visiteurs (anonymisés). Je peux aussi récupérer le contenu intéressant que j’avais mis de côté pendant la visite. Si j’ai loupé une information intéressante sur mon sextant chéri (parce qu’il faut toujours accompagner les enfants aux toilettes quand ça devient intéressant), eh bien, c’est disponible en ligne maintenant. Je peux visualiser tout ce que je n’ai pas pu voir sur place, organiser ma prochaine visite, imprimer mon itinéraire idéal, m’abonner à des notifications m’informant de la disponibilité de nouveaux contenus qui m’intéressent. Je peux suggérer des idées et même être récompensé pour avoir partagé mon expérience avec mes amis. Je peux même me faire de nouveaux amis en me connectant aux personnes qui ont aimé les mêmes choses que moi (via un hashthag dédié sur les réseaux sociaux existants par exemple)
Voici de quoi je dois me contenter dans la plupart des musées, malheureusement.
Je pense que ce qui doit changer, c’est un état d’esprit au moins aussi vieux que le concept même de musée. Je suis tombé sur deux informations intéressantes en essayant de comprendre comment changer les choses, qui semblent confirmer mon hypothèse :
Je devine que cette mentalité est encore à l’œuvre aujourd’hui. On espère vivre une expérience extraordinaire, impliquant tous les sens et racontant une histoire extraordinaire. Au lieu de cela, on est juste autorisé à regarder, du moment qu’on ne touche à rien.
Si ce genre d’attitude n’a pas changé en deux millénaires, pourquoi changerait-elle subitement maintenant ?
Traitez-moi de techno-enthousiaste, mais je pense que si ce changement doit arriver un jour, ça ne peut être que maintenant. Je suis certain que ces vieilles habitudes relèvent davantage des traditions non remises en question que de quelque idéologie élitiste nauséabonde. Pendant la Renaissance, il était sans doute difficile de communiquer avec les « foules ». Rien n’est plus facile aujourd’hui ; le web a changé les règles. Par exemple, quand un édito écrit par un garçon de 15 ans en 2001 fut mis en ligne en octobre 2012 (ne me demandez pas ce qui a pris si longtemps), intitulé « Why Museums Suck » [5] (qu’on pourrait traduire par « Pourquoi les musées sont nazes »), cela a marqué le point de départ d’une conversation intéressante [6] au sein de la communauté de professionnels, qui voudraient aussi exister dans le cœur du public et pas juste dans des souvenirs évanescents quelque part dans leur cerveau.
En 2015, nous sommes certainement encore très loin de l’expérience muséale que j’appelle de mes vœux, mais je suis assez sûr que c’est là qu’on arrivera un jour. Enfin, quand je dis « on »… Mes enfants… Ou même plutôt les leurs.
La technologie est prête et abordable. Vous pouvez voir Louis Pasteur en contexte [A], visiter le musée de l’Acropole sans personne pour vous gâcher la vue [B], zoomer avec un niveau de détail inouï [C] et voir des informations complémentaires en cliquant sur le bouton [≣Details].
Loin du clavier aussi, certaines initiatives actuelles sont plutôt prometteuses [7], [7a] et [7b] et vont dans cette direction, je leur reproche cependant d'ériger une cloison hermétique entre l'expérience sur site et l'expérience numérique. Le changement se fera par tous petits pas, de toute façon, et cela prendra du temps. On ne change pas des habitudes séculaires en un tournemain ! J’encourage vivement les musées à faire le premier pas dans la bonne direction, en abandonnant leur mépris manifeste pour la culture populaire et en prenant exemple, à certains égards, sur ce que font leurs concurrents dans la lutte pour l’attention et la mobilisation. L’expérience d’Ikea un samedi, à mes yeux, est une torture. Et pourtant, les gens font la queue pour y entrer : leur attachement sincère pour l’enseigne n’est pas le fruit du hasard mais du marketing. Ce type de lien, ça se construit : c’est un véritable savoir-faire dont il serait enfin temps de s’inspirer pour avoir une chance d’atteindre de nouveaux publics ; justement les personnes qui vont chez Ikea le samedi et regardent M6 le dimanche.
Le Musée britannique de Science à Londres, à mes yeux, a commencé cette transition. Les expositions sont encore loin de l’expérience immersive de ma vision, tout est toujours en anglais (rendant l’expérience inaccessible à de nombreux touristes), et leur WiFi est moisi (il faut sans cesse rouvrir le navigateur du téléphone et accepter à nouveau les conditions d’utilisation, faute de quoi, vos apps - votre app d’e-mail par exemple - ne fonctionnent juste pas), mais malgré tout cela, au niveau de leur comm’, ils ont fait un sacré chemin au cours des 10 dernières années.
Aujourd’hui, le musée a une identité de marque forte, très reconnaissable. Une boutique extraordinaire (si cool que je suis certain que cela fait mettre les pieds dans le bâtiment à des personnes qui ne seraient jamais entrées autrement), une stratégie de merchandizing efficace : quand vous trouvez un jouet en lien avec la science où que ce soit au Royaume-Uni et qu’il est brandé Science Museum, vous savez que vous pouvez l’acheter les yeux fermés. Le musée a réussi à faire des cafés et des aires de pic-nic des lieux sympa où les enfants ont plaisir à jouer. Et le site web déchire [8]. Oui. Si vous me connaissez personnellement, vous savez à quel point je suis difficile quand il s’agit de sites web. Mais celui-là n’est pas loin de la perfection : super facile d’utilisation, il répond à toutes les questions qu’on peut se poser. L’architecture informationnelle est pensée utilisateur (les informations sont rangées en fonction de vos besoins, pas des habitudes du musée). Les nouveaux contenus vous sont poussés à travers des bannières immersives. Des recommandations vous sont faites pour organiser votre visite et en tirer le maximum. En un mot : génial. Je ne serai vraiment pas étonné qu’il s’agisse là des premiers pas vers quelque chose qui ressemble à ma vision. Je suppose que nous saurons dans quelques années.
J’imagine d’ici les réactions des lecteurs, surtout dans l’industrie muséale. « Haha monsieur je-sais-tout, tu as une idée de nos budgets ? Viens essayer par toi-même si tu crois qu’on peut faire tout ça avec nos moyens, on verra si tu es aussi malin que tu crois ». Critique acceptée. Je ne dis pas que c’est possible avec un petit budget, ceci dit. Il y aurait tellement de moyens d’avoir plus de budgets. Par exemple :
Bien sûr, nous ne pourrons pas vous aider à faire de votre musée cette expérience parfaite en un tournemain, mais nous pouvons tout à fait vous aider à comprendre les attentes de vos publics, à améliorer votre image, votre signalétique, votre site web, votre boutique. Nous adorerions avoir une conversation avec vous.
Merci de la lecture !
Merci à l’extraordinairissime Puyo pour les merveilleuses illustrations ! Merci à mon associé Karim pour la relecture attentive et les sages conseils. Et merci à mon vieil ami Aldo Fortis. Beaucoup de ces idées ont germé lors de discussions passionnantes sur le sujet avec lui (et quelques unes sont sans doute de lui d'ailleurs, j'avoue que je ne sais plus très bien...)
[0] Public perceptions of – and attitudes to - the purposes of museums in society.
A report prepared by BritainThinks for Museums Association March 2013 - page 2 http://www.museumsassociation.org/download?id=954916
[1] Mon café de musée idéal existe presque. On le trouve au 3e étage du British Museum à Londres.
[2] Source http://www.ville-geneve.ch/fileadmin/public/Departement_3/Communiques_de_presse/rapport-publics-2014-ville-geneve.pdf page 17
[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Museum#Etymology
[4] https://en.wikipedia.org/wiki/Museum#Modern_museums
[5] http://www.layouth.com/why-museums-suck/
[6] http://artmuseumteaching.com/2012/10/28/why-museums-dont-suck/
[A] http://www.artefacto-ar.com/actualites/rencontre-virtuelle-avec-pasteur/
[7a] https://britishmuseum.withgoogle.com/
[8] http://www.sciencemuseum.org.uk/
Suisse et Britannique, nourri à la science populaire anglophone depuis 15 ans, Alan milite depuis la création de son Podcast Science pour que la science retrouve une place importante dans la culture populaire francophone.
Avant la création de l’Agence Big Bang, Alan était un professionnel de la communication digitale la journée2, et un acteur de la communication scientifique la nuit. Big Bang lui permet d’inscrire cette double compétence dans une démarche cohérente, de dormir un peu la nuit, et de vous faire bénéficier de son expertise. Alan est également le président du Café des Sciences, premier collectif de blogueurs de science en français.
2Après avoir mis en place le premier Intranet du groupe Edipresse en 1999 (groupe de presse international dont les activités suisses ont été récemment reprises par Tamedia), Alan a travaillé encore quelques années pour Edipresse en tant que chef de projets web. Il a co-fondé l'agence Adaptive Studios en 2003. 4 ans plus tard, il prit la tête du pôle Conseil de Cross Agency (désormais Wide | Switzerland), puis devint Product Owner et Business Developper pour Liip avant de reprendre une carrière en freelance, puis finalement de créer ce Big Bang avec Karim.
Catégorie : communication scientifique
Tags: livre blanc
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